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Le management dans la série The Knick

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  • Joan Le Goff

    (IRG - Institut de Recherche en Gestion - UPEC UP12 - Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne - Paris 12 - Université Gustave Eiffel)

  • Alban Jamin

Abstract

Outre ses qualités narratives et esthétiques, l'importance d'une série dans le paysage créatif contemporain se mesure à son aptitude à embrasser des questions philosophiques et politiques universelles, qui dépassent l'intrigue, subliment les personnages et excèdent le sujet donné, prétexte à une ambition plus vaste que la simple distraction feuilletonesque. Cette vertu – rare – est indépendante du succès populaire, même si l'un n'empêche pas l'autre, et est souvent masquée par la focalisation sur l'accroche vendue au public. Ce qui importe, ce n'est pas le quotidien d'une famille de croque-morts, mais le passage à l'âge adulte ; ce n'est pas la publicité des Trente Glorieuses, mais la construction de l'identité ; ce n'est pas la lutte contre le trafic de drogue à Baltimore, mais le flux et le reflux des normes sociales ; ce n'est pas la présidence d'une nation, mais la prise de décision sous contraintes. Réalisée, filmée, montée et produite par l'Américain Steven Soderbergh, The Knick (2014-2015) est de cette nature. Ramassé en deux saisons (2 fois 10 épisodes de 52 minutes) et tourné de façon peu conventionnelle (délais courts, montage immédiat), cet objet télévisuel multi-récompensé est iconoclaste par de nombreux aspects . Quelle est la promesse de cette série ? En s'inspirant de la vie réelle de médecins ayant exercé à cette époque, The Knick raconte le quotidien d'un hôpital new-yorkais au début du XXe siècle. Ainsi, de prime abord, c'est un « Medical Show » traditionnel qui possède toutes les caractéristiques de ce genre fondateur . On y retrouve un suspense médical basé sur la réussite ou les échecs d'opérations risquées, mais aussi pléthore de personnages composant un univers fait de relations conflictuelles ou amoureuses entre médecins et personnel, le tout narré selon le mode de la chronique. Dans ce cadre, trois questions sont explicitement mises en avant par les scénaristes et alimentent la trame de l'ensemble : l'innovation médicale (délibérée ou fortuite, Altschuler, 2016) ; les discriminations et la violence sociale dans l'Amérique de 1900 ; les addictions (en particulier, la frontière ténue entre médicament et drogue). De scènes d'action en cliffhangers, tout est en place pour plaire au spectateur, y compris la musique hypnotique et la reconstitution sépia. Très bien. Notre postulat est qu'il y a plus à voir. En effet, le propos dépasse les limites stéréotypées du Soap médical. La dissection des corps, l'exploration des entrailles mène à une évidente métaphorisation du régime endoscopique d'une série qui explore les arcanes de l'hôpital et les diverses strates de la société. Les scénaristes Jack Amiel et Michael Begler possèdent une ambition zolienne qui use de préceptes naturalistes pour analyser une époque en pleine mutation tant sociale qu'économique, sexuelle ou raciale. Le Knickerbocker sera donc le lieu idéal pour faire surgir et synthétiser les remous et les tribulations du tournant du siècle. Souvent qualifié de « cirque » par les médecins , diffusant une sensation de vitesse exaltante qui enivre son personnel, l'hôpital est l'épicentre d'intrigues en perpétuelle régénération. Les critiques se sont focalisées sur l'interprétation hors norme de Clive Owen, alias le docteur John Thackery – à raison, car l'acteur et le personnage sont stupéfiants, pour le meilleur et le pire. Mais derrière le chirurgien star (car c'en est une ), en arrière-plan des artifices du scénario (pour dénoncer après coup misogynie et racisme, en un procès sans grand mérite ), sous les exploits des décorateurs, le public assiste à la dissection de deux frères siamois : le praticien de génie, sous la lumière, et, son antagoniste, le manager opiniâtre, dans l'ombre. Mesdames, Messieurs, laissez-nous vous présenter Herman Barrow, le Monsieur Loyal du Knick, celui qui sait ce que cela coûte de soigner – et, plus encore, combien cela rapporte. Interlocuteur incontournable pour tout le fonctionnement de l'établissement, ce personnage s'inscrit dans la grande tradition dickensienne – il est proche de l'Uriah Heep manipulateur de David Copperfield (1849) –, sa silhouette légèrement voûtée et son obséquiosité de façade masquant difficilement sa nature d'escroc à l'irrépressible cupidité . Sa fonction managériale lui confère un statut singulier. Dans le mouvement holiste qui préside toute entreprise d'écriture sérielle, son personnage est un archétype, un embrayeur fictionnel qui ne cesse d'aiguiller ou de tordre les axes narratifs. Alliée à sa quête perpétuelle de ressources financières (légales ou non), sa coordination des différents corps de métiers le fait pactiser avec les bas-fonds et fréquenter une maison close tout autant que parader aux bals mondains ou briller dans un club prestigieux. À travers ses tribulations, c'est la cartographie d'un New York intrinsèquement corrompu qui se dessine. The Knick pose comme principe fondateur de son récit l'illicite et la transgression des règles. La série se bâtit sur un parallèle entre une chirurgie émancipée (expériences variées, avortements) et les financements occultes (pacte avec la mafia, corruption de la police, trafic d'opium). Dès le début, Barrow détaille ses fonctions pendant que Thackery dissèque un porc (S1E3). L'analogie créée par le montage alterné est claire : les deux hommes se salissent les mains, explorent les marges et tentent de construire un univers connexe à leurs dérives. L'hôpital moderne semble fondé sur ce couple transgressif, sans que gestionnaires et chirurgiens aient renoncé à éprouver les limites des règles comptables et des normes sanitaires en salle d'opération (Lépront, 2021)… Jack Amiel a expliqué que l'une des grandes motivations pour écrire The Knick a été de découvrir qu'« une grande partie de cette époque (1900) concernait les gens qui croyaient avoir des privilèges et ceux qui les ont usurpés pour créer ce pays ». Barrow est le personnage le plus emblématique de cette usurpation. Le manager est ainsi une figure aux traits idéologiques volontairement saillants, un portrait à l'eau-forte indispensable à l'élaboration de l'étude morale que déploie The Knick . Si tous les personnages de l'intrigue perdent leurs certitudes spirituelles, scientifiques ou sentimentales, Barrow demeure une figure hyper-focalisée à l'acuité démoniaque. Le manager est, littéralement, sans histoire . Il reste très évasif sur ses modestes origines et nous n'apprenons qu'au détour de courtes répliques que son père était un homme violent, vendeur de poisson, mort alors qu'il était encore enfant. Un passé hâtivement esquissé qui ordonne une revanche sociale. Comparé à Thackery, dont le passé alimente plusieurs flashbacks, Barrow est une créature spontanée générée par les affres sociales et économiques de son temps . Il en incarne les dérives, les excès et la cruauté. Dans la logique compositionnelle scénaristique américaine, il matérialise une idée fixe : l'appât du gain à tout prix. Il personnifie donc une posture morale face à une question éthique globale. Dans The Knick, les corps sont au cœur des préoccupations. Ainsi, si Thackery et les praticiens adoptent une objectivation des patients ; l'impétueuse Sœur Harriet et la douce Cornelia Robertson une empathie religieuse ou profane envers les souffrants ; Barrow, lui, est le chantre de la marchandisation des corps . Il ne soigne pas les patients, il en soupèse les couts et les bénéfices éventuels, quitte à les inventer. Il trafique les accidentés, vole les cadavres ou dépouille les veuves dans le but de maintenir l'hôpital à flots et, dans une confusion coupable, de s'enrichir pour atteindre les plus hautes sphères de la société. Son cynisme en fait un archétype du « Villain » offrant une superbe synthèse de plusieurs époques et tendances du film criminel. Héritier des récits feuilletonnesques du XIXe siècle, il possède également les caractéristiques des figures criminelles de l'âge d'or du film noir, érigeant la corruption comme principe compositionnel des mégapoles américaines. On retrouve en lui le personnage du gangster à col blanc , et celui de l'éternel débiteur, pressé par le temps pour payer ses dettes . Son manque total d'empathie le relie aussi aux personnages déshumanisés et carnassiers du cinéma horrifique des années 1940 à 1960 : ce récupérateur de cadavres adopte les poses classiques des odieux manutentionnaires qui dissimulent ou détruisent des corps . Cela ne doit pas minorer la dimension humoristique de Barrow. Les scénaristes usent parfois d'un comique de caractère et de situation lui faisant jouer d'improbables duos avec les gangsters ou les policiers et ses réparties verbales – sous l'influence d'Oscar Wilde, qu'il cite – ne manquent pas de lui conférer un certain panache crapuleux . Dans une logique exponentielle propre aux séries, la seconde saison gagne en ampleur et en complexité. De nouveaux personnages affluent, l'action s'extrait de l'hôpital mais la soif d'argent de Barrow demeure sans limite. Le Knick va être reconstruit dans un quartier huppé et il supervise les travaux. Il n'est plus un Monsieur Loyal, mais un chef d'orchestre . Il comprend aussi comment mettre en scène et promouvoir les évènements, à l'aide des médias naissants . La puissance entrepreneuriale du personnage est portée à son paroxysme et il imagine immédiatement comment tirer profit de ses nouvelles fonctions . Il est intéressant de constater que les plans du bâtiment évoluent en fonction de ses ambitions et l'adage consistant à affirmer que le milieu génère les caractères est alors inversé : c'est bien le caractère dépravé de Barrow qui élabore l'environnement des personnages, les espaces devenant l'expression de sa psyché. D'ailleurs, dès la première saison, le manager fait corps avec l'architecture du Knick, arpentant sans relâche ses soubassements, son amphithéâtre, sa morgue, ses bureaux ou sa pharmacie (où trône la cocaïne). La mise en scène contribue à l'expression de cette omniprésence. Barrow est ainsi doté d'une forme étonnante de circulation dans l'espace. C'est un personnage en mouvement perpétuel, fréquemment filmé en travelling avant afin d'accompagner au mieux ses déplacements dans les couloirs et, par la grâce d'un montage elliptique récurrent, il semble littéralement se téléporter des bas-fonds aux lieux les plus chics. Incarnation de l'omniscience comptable, Barrow est une puissance intrusive dans le plan : toujours en veille dans un recoin pour contaminer les rapports entre personnages et surgir inopinément, il s'insère souvent latéralement dans le cadre lors des conversations. Entre La naissance de la clinique (fin du XVIIIe siècle, Foucault, 1963) et La Grande transformation hospitalière (fin du XXe siècle, Dumond, 2021), les missions de l'hôpital ont perduré, dans la continuité de celles des hospices médiévaux : accueillir, soulager, soigner parfois, de la naissance à la mort (Faure, 2005 ; Picard et Mouchet, 2009 ; Fabiani, 2016, 2021). Néanmoins, entre les deux, la période qui court de 1850 à la fin de la première guerre mondiale marque un basculement : certaines fonctions s'estompent (l'asile, l'enseignement), d'autres s'affirment (le soin, la recherche). Ces changements provoquent une autre mutation puisqu'avec l'apparition d'une patientèle plus aisée, attirée par les progrès et la possibilité de guérison, enfin tangible, la population des malades évolue. Ce glissement a un impact sur le volet organisationnel de l'hôpital et, en bouleversant son modèle économique, introduit une nouveauté. Ce n'est plus une institution gouvernée par le don mais une entreprise financée pour réaliser des prestations tarifées. Le bien commun devient un bien de consommation (Chauveau, 2011). Ce que Soderbergh met en images est cette tension qui fait controverse en 2022 et qui émerge brutalement en 1900, dans le tumulte d'une New York de bruit et de fureur. La naissance de Janus, l'hôpital de la modernité, hydre à deux têtes, le médecin et le gestionnaire. Des opérations chirurgicales aux opérations comptables, c'est un débat actuel qui prend racine dans les amphithéâtres du Knickerbocker hospital et les salles feutrées de son conseil d'administration (Schlich, 2018). Chaque épisode montre la tension entre le personnel de soin et les représentants des investisseurs (l'hôpital doit soigner et gagner de l'argent, mais dans quel ordre ? Chacun affiche une priorisation différente) ; plusieurs scènes illustrent les tiraillements éthiques auxquels mène cette dissension . Les conflits structurants des organisations de soins contemporaines apparaissent consubstantiels à un système organisé autour de deux figures animées d'intérêt quasiment antinomiques : le chirurgien, indifférent aux questions de gestion et sensible aux problèmes des patients et aux découvertes des confrères (émulation, voire rivalité dans la recherche) ; le manager, uniquement préoccupé par les indicateurs de performance et soumis à une pression des actionnaires et des créanciers, et perverti par ses propres dérives. Finalement, qui l'emportera, entre la médecine et la gestion ? Le nihilisme généralisé de la série offre quelque espoir de voir Barrow payer pour ses crimes. S'il espère un contrôle absolu de son environnement, tout lui échappe progressivement. Sa femme le fait chanter, son nouveau directeur – encore plus cynique que lui – fait échouer ses plans, et sa maîtresse le dépouille peu à peu. Individu défini par son intellect, il connaît au fil des épisodes quelques séquelles physiques qui viennent plusieurs fois manifester sa corruption constitutive . Les scénaristes lui prophétisent ainsi une terrible destinée. Au mitan de la première saison, Barrow regarde l'image aux rayons X de son cerveau et murmure « J'ai l'impression de voir mon âme » (S1E6). Ce qu'ignore cet Hamlet dérisoire, c'est qu'en s'exposant aux radiations fatales, il s'empoisonne peu à peu. La dernière image de Barrow cadre sa main irradiée et tachée jouant aux cartes, requiem visuel scellant le destin de cette crapule, figure exemplaire d'un capitalisme pris de folie, fasciné par son propre pouvoir et guetté par l'autodestruction. Clairement, le gestionnaire n'aura pas assez porté attention aux soins. Le message est clair pour qui souhaite l'entendre.

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  • Joan Le Goff & Alban Jamin, 2025. "Le management dans la série The Knick," Post-Print hal-05072033, HAL.
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