Guerres, transformation du capitalisme et croissance économique

Que ce soit en termes de rapidité de progression des produits nationaux ou d'augmentation des niveaux de vie, la longue phase d'expansion qui a suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale et qui s'est achevée au début des années 1970, apparaît rétrospectivement comme tout à fait exceptionnelle dans le cours du développement du capitalisme, au point qu'à bien des égards, elle fait même figure d'anomalie historique. Les Trente Glorieuses (1945-1975), selon l'expression consacrée depuis les travaux de J. Fourastié, représentent, en effet, une phase de croissance économique d'une vigueur sans précédent, puisque aucune autre période d'une durée similaire ne peut lui être comparée. Elle s'inscrit, par conséquent, en rupture par rapport à l'histoire longue et contraste, tant avec les performances médiocres enregistrées par les économies capitalistes dans le dernier quart du XXe siècle, qu'avec les dynamiques qui étaient en œuvre tout au long du XIXe siècle et jusqu'aux années 1930. Si au plan de la théorie et de l'analyse économiques, cette longue phase de croissance a donné lieu à une abondante littérature et à des interprétations plurielle, d'une manière générale et quelles que soient les grilles de lecture qui ont été proposées pour interpréter les performances enregistrées par les pays capitalistes après 1945, le rôle que les deux guerres mondiales du XXe siècle et les transformations durables dont elles ont été à l'origine ont joué sur cette phase de croissance tout à fait atypique, demeurent, aujourd'hui encore, fortement sous-estimés par les économistes. De ce point de vue, il est pour le moins surprenant que la question des guerres n'ait pas retenu davantage l'attention des économistes qui se sont interrogés sur les processus de croissance, alors qu'elle a donné lieu à une profusion de recherches du côté des historiens. La thèse que nous souhaitons défendre dans cet article est que les deux conflits mondiaux et le développement des systèmes d'armement qui les ont accompagné et prolongé, ont joué un rôle déterminant dans la transformation du capitalisme et, par conséquent, dans les performances enregistrées au cours des années 1950 et 1960. Pour la soutenir, nous développerons notre argumentation en quatre points. Dans un premier temps, nous soulignerons que les théories économiques dans leur ensemble n'ont que très peu abordé le problème de la guerre et de son articulation avec la transformation du capitalisme (I). Ensuite, nous ferons retour sur la rupture introduite par la Première Guerre mondiale dans le cours de son développement (II). Nous reviendrons dans un troisième temps sur les liens étroits qui unissent la Première Guerre mondiale, la crise des années trente et la Seconde Guerre mondiale, et qui confèrent, par conséquent, son unité à l'ensemble de la période 1914-1945 (III). Cette démarche est loin d'être inutile, car elle permet de resituer historiquement la localisation des Trente Glorieuses après cette longue période, dont l'originalité, au delà de son caractère intensément dramatique, réside dans la richesse des transformations qui l'ont accompagné. Cette période apparaît rétrospectivement avoir joué un rôle tout à fait capital dans l'histoire du capitalisme (pas moins de deux guerres mondiales et une crise structurelle majeure en l'espace de vingt-cinq ans) en ce sens qu'ayant infléchi le cours de son développement, elle a été déterminante sur les évolutions du second XXe siècle. Enfin, nous reviendrons sur la période de reconstruction qui a suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale puis sur le développement des dépenses d'armement et de l'économie militarisée au sein de la longue phase de croissance des Trente Glorieuses, car il s'inscrit dans le droit prolongement, et, de fait, comme conséquence, des deux guerres mondiales du XXe siècle (IV). La conclusion dégagera quelques pistes de réflexion qu'il conviendrait d'explorer.